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Quand on tape "cargos" sur un moteur de recherche – cargo, rien que le mot fait rêver – on imagine des tonnages, des longueurs de coursives, des images industrielles, de la rouille et de la peinture. Des termes techniques qui sentent les moteurs diesels et les arrières ports de bout du monde. Oui. C'est ce qu'on imagine, c'est ce qu'on cherche, c'est ce qu'on trouve.

Et le choc de l'immobilité, doux et cruel. Ces herbes qui se couchent, ce ciel plombé qui file ailleurs, ces silhouettes monolithiques, massives, intemporelles. Le choc poétique de cargos échoués, d'une peinture minutieuse et douce qui nous fait lentement dériver.

Ce temps du regard nous renvoie à nous-mêmes, à nos pieds fichés dans la terre, à notre tête qui ballote toujours un peu et qui rêve de suivre les mouettes sur la crête des vagues. Le vent, le chant des coques vides, la plaine qui lutte contre le fracas des lames, là-bas, dans le lointain ; tout cela surgit des toiles de Philippe Charles Jacquet – silencieusement, à la manière d'une mer qui monte. "La croisière verte", "L'attente", "Le Havre", "L'abandon", toutes ralentissent le temps, aiguisent l'instant ; on absorbe, on tend l'oreille pour mieux comprendre ce que ces toiles, avec leur immobilité de navires couchés, leur marche de géants figés, ont à nous chuchoter.

Nathalie Rose

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Géométries imaginaires - article de Nathalie Rose pour Pratique des arts
Au sens strict du terme, Philippe Charles-Jacquet est un paysagiste ; il met en scène des cargos, des grèves, des fontaines, des champs d'herbes qui ondulent sous le vent, des barques et des arbres. Immobiles sans être figés, pauses temporelles plutôt qu'instantanés, ses compositions appellent au silence et à une certaine lenteur méditative.

Au-delà du réel, le travail de Philippe Charles-Jacquet ouvre des fenêtres sur un inconscient collectif qui ferait le lien entre ressenti et imaginaire, instants fugitifs et paysage idéal. Plus étonnant encore est sa technique, aussi créative que son œuvre.

Philippe Charles-Jacquet est un autodidacte. Sa méthode de travail, qu'il s'accorde lui-même à définir comme peu académique, mêle astuces de bricoleur ingénieux, méthodes empiriques ou trouvailles géniales. " Je n'ai pas fait de véritable école de dessin, ça peut expliquer mes façons de faire. D'ailleurs elles apparaissent, disparaissent comme elles sont venues. Il n'y a rien de systématique. C'est l'inspiration du moment qui fait que je vais utiliser telle ou telle technique…" En vrac, ce peintre pas comme les autres se sert de lames de rasoirs, d'une ponceuse, de bandes de papier, de gabarits réalisés sur ordinateurs, de ruban adhésif. Sa technique est un mix de méthodes hybrides : pochoir, tampon, grattage…

Type de peinture : un choix primordial Sur l'établi, à portée de main, des pots de peinture : " J'utilise de la glycéro de type industriel, celle qu'on trouve dans les magasins de bricolage. L'intérêt de ce genre de peinture, prévue à la base pour le BTP, c'est, une fois séchée, son aspect uniforme, lisse. Sans parler de sa résistance et de son pouvoir durcissant. Et puis on peut facilement l'ôter au cours du travail avec un simple chiffon et du white spirit, c'est pratique. Pour les mélanges, on peut également jouer sur les densités de peintures, il en existe de plus ou moins fines. Attention néanmoins aux compatibilités avec d'autres types de peinture, style acrylique, j'ai eu quelquefois de mauvaises surprises.

Mais la glycéro a beaucoup d'autres avantages, surtout celui de pouvoir s'utiliser avec des vernis : "Une fois sèche, on peut appliquer dessus des vernis colorés pour harmoniser un fond, créer une ombre portée… Une version moderne du glacis des peintres du passé. J'utilise beaucoup cette méthode : il suffit de mélanger à un vernis ou à une lasure - les vernis industriels pour meubles ou bois font très bien l'affaire - un peu de la teinte voulue et le tour est joué.

Cette technique permet également de faire "remonter" des couleurs un peu ternies. Ou de donner une impression de profondeur.

L'inventivité du peintre ne s'arrête pas à la peinture proprement dite : "Je travaille beaucoup avec du matériel récupéré, surtout pour les petits formats – c'est fou tout ce qu'on peut trouver sur les trottoirs quand on prend la peine de chercher ! Mes tableaux sont des planches de contreplaqué que je renforce par des tasseaux. Quand je travaille sur de grands formats, je les fais découper dans les magasins spécialisés. Mais l'intérêt majeur du bois, à mon avis, c'est la rigidité du support qui évite les craquelures." Pour ce qui est des formats, Philippe Charles-Jacquet privilégie en ce moment le carré de 40 x 40 cm. Pour les formats plus importants, la composition peut déterminer la hauteur et la largeur du tableau.

C'est là que l'on voit que le peintre a fait des études d'architecture : "Effectivement, je travaille sur des bases très géométriques. Par exemple, si je pars d'un motif central de 15 x 15 cm – toujours le carré ! – la largeur pourra être de 4 x 15, la hauteur de 7 x 15. On peut retrouver cette "mesure" dans la composition proprement dite, comme pour le choix de l'emplacement d'une frontière entre premier plan et arrière plan. La ligne d'horizon ? Je ne me suis jamais posé cette question. J'utilise plutôt la question de l'élévation, un principe architectural qui me sert à gérer le rapport entre horizontalité et verticalité.

L'étonnant c'est que la rigueur de la composition n'apparaisse pas d'avantage dans l'œuvre : il y a quelque chose d'aérien dans les tableaux de Philippe Charles-Jacquet ; rapport improbable des masses d'acier, pour sa série "cargos", posés comme en rupture d'équilibre sur des mers végétales, géographie immobile dans la série "passages" où le seul mouvement perceptible est celui d'arbres qui poussent.

Il est difficile à Philippe Charles Jacquet de parler de ses sources d'inspiration. Comme si un délai de latence lui était nécessaire entre perception et restitution : "Au début, mes premières toiles étaient assez surréalistes, des paysages à l'atmosphère un peu fantastique : villages perchés en haut de falaise, maisons abandonnées… Ensuite est venu le thème de l'eau, des fontaines, qui mêlait architecture et transparence, un thème récurrent pour moi, qu'on retrouve dans ma série du passage. En fait, quand je commence une série, les toiles génèrent d'autres toiles…

Je crois que l'inspiration vient du travail lui-même : on explore, on expérimente.

Voir Philippe Charles-Jacquet à l'œuvre est assez étonnant. Econome de ses mouvements, assez silencieux, il ne se montre pas avare de sa technique. Si pour lui il y a un vrai plaisir à "faire" et à partager - il revendique d'ailleurs son côté bricoleur et touche-à-tout - l'essentiel n'est pas là : "La technique, ce n'est pas le plus important. L'important, c'est qu'il se passe quelque chose là… " Sa main hésite, revient instinctivement vers le chevalet. Il reprend : "Et puis je pense qu'il ne faut pas être prisonnier de sa technique. Cela peut devenir un piège. Il faut être vigilant."

Nathalie Rose